dimanche 21 mars 2010

Chroniques ferrovaires

J'aime les trains, et j'aime les trains indiens. Mais attention, il me faut maintenant la classe climatisée. Terminés les voyages de nuit en sleeper (couchette normale), toutes fenêtres ouvertes sur le vent tiède de la nuit et les effluves nauséabondes qui viennent par vagues en fonction du terrain et de l'occupation des toilettes. Finis les voyages en seconde classe, sympathiques pour faire des connaissances avec la population locale et partager les galettes aux pommes de terre du voisin ou se faire offrir un thé, mais se retrouver à dix sur six places avec le gamin pisseux sur les genoux, c'est bon, j'ai donné pendant des années. Maintenant c'est toujours la seconde classe mais climatisée, à quatre par compartiment et la nuit avec deux draps, une couverture, un oreiller et une serviette. Les voisins sont maintenant souvent des Indiens alors qu'avant les Européens étaient plus nombreux. Il semble y avoir une inversion. La classe moyenne indienne s'embourgeoise et n'accepte plus l'entassement précaire et la promiscuité inter-castes, alors que les Européens, qui ont économisé pour voyager, continuent à voyager pas cher en classe populaire, surtout pour les jeunes.
Le spectacle est surtout à l'extérieur car dans les compartiments c'est souvent la même chose, la famille indienne classique, qui voyage. Beaucoup de femmes qui papotent, téléphonent, mangent, rotent jusqu'à 21 heures et qui reprennent à 6 heures du matin. Je voyage donc avec boules Quiès dans les oreilles et masque sur les yeux car je ne m'habitue pas à dormir avec la lumière et le bruit. Même si par la position des wagons AC (air climatisé) souvent en fin de convoi on évite les sifflements de la locomotive, la mélancolie de "et j'entends siffler le train" ne dure qu'un moment.
L'avantage des classes AC est qu'on voit le paysage "grandeur nature" et pas grillagé par les barreaux des fenêtres.
Dehors, c'est la fin de la récolte des cannes à sucre. Les cannes coupées et sèches s'entassent dans les champs et les tracteurs chargent et les emmènent à l'usine de traitement. Les glaneuses commencent à passer.
La récolte de millet est presque mûre. Entre Jaipur et Delhi les champs sont verts, jaunes, bruns en fonction des plantations. Sur les chemins, pots sur la tête, les saris sont roses, jaunes, bleus. Quelques belles photos enregistrées par le cerveau, qui ne seront jamais imprimées.
A l'approche de la capitale, les arrêts dans les petites gares augmentent : Pataudi Road, Garhi Harsaru et les noms sur les pancartes sont maintenant en trois langues : anglais, hindi et urdu (pour les musulmans). 
L'une des femmes dans mon compartement est une vraie piplette. Comment fait-elle pour ne jamais s'arrêter de parler ? A sa mère, à sa belle soeur, à ses filles... Même le serveur tonitruant dans le couloir "chaï... bread cutlets !" ne la stoppe pas une seconde. C'est que parler est, pour les femmes une vraie occupation à plein temps. Et dans le train, pas de chapatis à préparer, pas de cour à balayer... tout le temps est libre pour discuter. Et son langage marwari devient une mélopée qui fini par me bercer.
La route est bordée de superbes bougainvillées rose indien. Les femmes accroupies dans les champs doivent avoir déjà quelques heures de travail sur le dos car il est 10 heures et la température va aller croissant. Des gamins marchent le long des voies avec leur fagot de cannes sur la tête. A une heure de Delhi, la campagne se construit et commence à se transformer en grande banlieue. Des petits bouts de rivière qui essaient d'irriguer encore çà et là, se transforment progressivement en cloaques noirâtres où quelques échassiers trônent sur des sacs plastique.
Sur les vingt mètres qui séparent la voie ferrée et la route, ou le chemin et les maisons, ce ne sont qu'amas de détritus, petites mares bouseuses où se vautrent les cochons sauvages, immondices parsemées et quelquefois ramassées pour être brûlées sur place. Toute la misère de l'Inde qu'on ne voit pas quand on passe en bus..
Gurgaon, grande gare de cette nouvelle ville champignon près de Delhi. Les gens courent, cherchant rapidement à monter dans les wagons et chercher une place assise pendant qu'une souris grimpe sur mon sac à dos, heureusement fermé sinon j'aurais eu une drôle de surprise en arrivant à l'hôtel...
Jusqu'à Delhi, ce sont des constructions nouvelles, des buffles qui se promènent dans les rues, des masures délabrées le long des voies avec des toiles de jute ajustées pour faire un peu d'ombre, encore quelques champs, aubergines, oignons, de petites maisons avec, sur le toit terrasse, le gros réservoir noir qui délivre dans la journée de l'eau brûlante, les chantiers innombrables avec grues, camions de ciment, les étendages de saris sur les rebords des barrières des terrasses qui forment de grandes bannières multicolores, les grands affiches avec les marques de téléphone, Airtel, Vodafone, Aircel, quelques arbres dont je me demande comment ils arrivent encore à rester verts avec toute cette poussière.
Sur le quai de la gare un magnifique wagon jaune en attente "Fairy Queen Express" qu'on dirait sorti d'un film. Et puis la longue étendue des bidonvilles de Delhi au ras des voies, bouts de tôle, caoutchouc, plastique, intriqués les uns avec les autres pour former des abris, branchements électriques "à l'arrache" et illégaux sur les pôteaux de la rue, bouts de ficelles où sèche la lessive... Ville immense avec ses petits commerçants, ses chiffonniers, ses repasseurs et ses marchands de bonbons à une demi-roupie. Un enchevêtrement de planches, des fatras de vieux tissus, de sacs de jute usagés, marquant d'improbables territoires respectés, misère noire au soleil de mars. Comment vit-on dans de telles conditions ? Ça retourne les triples, mais des milliers de familles survivent ici, et on ne peut même pas dire "attendant des jours meilleurs".

Aucun commentaire: